Stendhal journaliste
« Peut-être un jour, quand je serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de parler des années 1818, 1819, 1820, 1821 » : de l’aveu même d’Henry Beyle, un mystère a longtemps enveloppé ses activités éditoriales du début de la Restauration. N’exerçant aucun emploi officiel, privé de rentes suffisantes, l’écrivain vivait de sa plume. Il le faisait toutefois en prenant soin de se dissimuler. Après le fameux « Stendhal » inventé en 1817, ce sera une cascade de pseudonymes. Ce livre révèle le lien d’Henry Beyle avec l’un d’entre eux : « B. L. ». C’est la signature d’un feuilletoniste du Journal de Paris. Un rédacteur qui livrera plus de 251 articles sous ces initiales.
Réunis sur ce site, ces articles forment une chronique inédite s’étendant de 1819 à 1827. Beyle y déploie son ironie et son inventivité. Les œuvres de pure imagination ? Elles côtoient ici de savants comptes-rendus. Les critiques littéraires de fausses lettres de lecteur. Mais, si « B. L. » est un journaliste plein d’audace, il est aussi membre d’une rédaction assujettie à une ligne gouvernementale. D’abord celle du duc Decazes, puis celle au duc de Richelieu, enfin celle du comte de Villèle, trois présidents du Conseil acquis à un royalisme plus ou moins modéré. Pour l’écrivain, les colonnes de ce quotidien offraient surtout un gagne-pain. Il faut faire un sort à l’image convenue d’un esthète ne vivant que pour la littérature. Ces Chroniques, fournies à un rythme assez régulier, furent avant tout un moyen de subsistance. Mais là ne s’arrête pas leur rôle. La masse de ces écrits dresse également un panorama de l’actualité des lettres.
Le corpus de ses articles permet de suivre les lectures d’Henry Beyle durant une période peu couverte par les biographes. De 1819 à 1827, le journaliste a pris parti sur une foule de livres et d’évènements. Composent ce paysage des auteurs connus (Victor Hugo, Alfred de Vigny, Charles Nodier, Honoré de Balzac, Benjamin Constant, Casimir Delavigne, Volney, François Guizot, Augustin Thierry, Alexandre de Humboldt, Byron, David Hume, Claire de Duras, Mme de Genlis, Fenimor Cooper, etc.) et d’autres retournés à l’oubli. Ainsi, dans les allées que seuls les spécialistes continuent à arpenter figurent la traduction Des principes de l’Économie politique de David Ricardo (par Jean Baptiste Say), le Diable peint par lui-même par Collin de Plancy, De l’usage de l’abus de l’esprit philosophique durant le 18ème siècle de Jean Etienne Marie Portalis ou les Poésies de Friedrich Schiller. Osons le dire : certains livres n’ont plus même de sépulture. Qui lit, de nos jours, les Voyages dans la Grèce de François Charles Hugues Laurent Pouqueville ou Le Solitaire du vicomte d’Arlincourt ? Qui connaît Smarra ou le démon de la nuit de Charles Nodier, le Journal anecdotique de Mme de Campan ou encore Redwood. Roman américain de James Fenimore Cooper ?
Qu’importe. Le feuilleton de « B. L. » reste un témoignage précieux. Il documente également la façon dont Beyle s’y est inventé comme auteur. En lisant, l’écrivain met en scène ses propres préoccupations : l’avenir du romantisme, l’esprit de parti, l’ignominie du duel, les visages de l’amour, la succession des révolutions, la quête des honneurs, l’avènement de l’industrie, l’écriture des femmes… « B. L. » n’a pas hésité de temps en temps à proposer des textes plus personnels, pour croquer la vie mondaine (dans la Soirée à la mode ou Le lendemain du bal), peindre les infortunes de ses amis (dans Les deux employés), s’opposer à la censure (dans Bouquinard). De sorte qu’une pensée de la littérature se dégage de ces pages, véritable terreau des nouvelles et romans à venir (Armance, en 1827 ; Vanina Vanini en 1829 ; Le Coffre et le Revenant en 1830 ; Le Rouge et le Noir, la même année ; Lucien Leuwen en 1834…). Les amateurs apprécieront.
Une sélection de ces Chroniques inédites vient d’être publiée aux éditions Champ Vallon que dirige Patrick Beaune, avec l’appui de O3iL Production & Edition. Elle est entourée d’un appareil critique et précédée d’une introduction restituant l’enquête qui a conduit à cette découverte. L’attribution des chroniques de « B. L. » à l’auteur de la Chartreuse de Parme résulte d’un travail sociohistorique de plusieurs années. Elle relance la curiosité pour une vie et une œuvre que l’on disait connues. Or, tout l’indique : la biographie d’Henry Beyle garde une part inexplorée. Il en va de même de son écriture. Quoiqu’abondamment interprétée voire commentée, a-t-elle été seulement comprise ? Que signifierait prétendre désormais l’expliquer ? En tout cas, un masque est tombé. Un visage apparait. Et, avec lui, une plume qui réjouira les lecteurs passionnés par « ce point d’interrogation fait homme ». Un écrivain dont Nietzsche dira qu’il avait « fallu deux générations pour le rattraper tant bien que mal, pour deviner après lui quelques-unes des énigmes qui le tourmentèrent et le ravirent » (Par delà le bien et le mal). Assurément, une nouvelle énigme a été résolue, même si d’autres, déjà, attendent…
Découvrir ici l’intégrale des Chroniques du journal de Paris. Ces textes ont été transcrits par Jean Hugo Ihl. Qu’il soit ici remercié pour ce travail exigeant.
Mentions dans la presse
Livres Hebdo (29 mai 2025) ; Le Dauphiné Libéré (4 juillet 2025)